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Vincent Delerm : « Je ne crois pas qu’il y ait de sujets plus importants que d’autres »

Anoussa Chea
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Si le grand public connaît davantage Vincent Delerm pour ses chansons, il est également photographe depuis plus de 20 ans.

Pour Vincent Delerm, le photographe, il n’y a pas de sous-sujets. N’importe quel sujet mérite d’être photographié. Grâce au doux regard qu’il pose sur les choses, les petits détails de la vie quotidienne prennent une toute autre dimension et possèdent plusieurs interprétations. Dans ses photos, ce qui semble insignifiant revêt de l’intensité, ce qui paraît ordinaire frôle l’extraordinaire. La poésie et la délicatesse présentes dans ses chansons se retrouvent dans ses photos et les textes qui les accompagnent, d’une simplicité et sensibilité attendrissantes.

On a retrouvé Vincent Delerm pour une balade-interview autour du Canal Saint-Martin. Après être tombé sur le photographe Guido Mocafico, le hasard de cette promenade nous a fait passer devant l’ancien théâtre de la Mainate – qui s’appelle désormais Chez Laurette – dans lequel il a joué, dans les années 90, à l’époque où existaient encore les cabarets chansons et les scènes ouvertes. Entre éclaircies et averses, le chanteur-photographe nous a parlé de ses débuts dans la photo, de son amour pour les rues de Paris et de son dernier livre Home, recueil de 55 photos qu’il a prises pendant le premier confinement.

Home #6 – C’est tous les jours dimanche.
Anoussa : Sur ta page Wikipédia, on peut lire que tu es « auteur-compositeur-interprète, arrangeur musical, auteur dramatique et photographe occasionnel français ». Que penses-tu de cette description ?

Vincent Delerm : Finalement, la photo est la seule chose que je fais de manière continue et permanente. Ma base, c’est la chanson. C’est là d’où je viens et j’en suis heureux, je n’ai pas envie d’inverser la tendance. J’aime la chanson, à pas mal d’égards, pour les mêmes raisons que la photo.

A. : Le grand public te connait davantage pour tes chansons. Comment as-tu commencé la photo ?

VD. : Au cours de ma 3ème tournée, je me suis rendu compte qu’il y avait des choses dont je ne me rappelais pas, des salles dans lesquelles je ne me souvenais plus être allé, alors que je suis hypermnésique.

 

Aussi, je n’arrivais pas à retranscrire à quel point ce que tu vis en tournée est particulier et fort. Tout ce que je voyais me faisait un effet fou mais je n’arrivais pas à le raconter. Les gens essaient de deviner et de se faire une image. Ils pensent que c’est tout le temps marrant, ou hyper excitant, ou un peu chiant de faire le même spectacle tous les soirs. Mais, ce n’est ni l’un ni l’autre. Il n’y a pas que le concert du soir, il y a l’ambiance de la journée des théâtres vides. Un théâtre vide, c’est quelque chose ! J’ai commencé à faire des photos de cette ambiance où tu es seul, attendant le concert. La journée est comme un fil tendu vers le soir, vers quelque chose de très fort qui se profile. S’avancer sur une scène reste périlleux et étrange. T’as beau savoir le faire, il y a toujours une tension, tu as envie que ça se passe bien. C’est aussi un job spécial parce qu’il y a peu d’endroit de la société où on te demande d’avoir ton pic de forme à 21h15 et de ne rien faire avant. Ça fait des journées assez étranges parce qu’elles sont chargées de ces creux. Après ma 4ème tournée, j’ai donc publié mon premier livre / DVD. J’ai fait des textes sur la vie en tournée pour accompagner mes photos argentiques.

Home #5 – Vingt-neuf étiquettes. Quelqu’un a collé vingt-neuf étiquettes avec le nom des notes sur chaque touche blanche. Je n’ai jamais tenté de les retirer.
A. :  Quelle articulation crées-tu entre la chanson et la photo ?

VD. : J’ai la volonté de retranscrire, de faire exister la vie telle qu’elle est sous mes yeux, de ne pas m’inventer une vie et d’être juste, de rendre compte, de tenir comme un journal de bord en mélangeant des éléments au point que tu ne sais pas vraiment d’où ça vient. Mais à la fin, tu peux retrouver une sorte de parfum, quelque chose que tu connais, que tu peux identifier, qui te renvoie à des choses. Ce qui m’a toujours plu dans la chanson, c’est qu’il est impossible de vraiment dire ce qui te touche. Tu ne sais pas d’où ça vient, si ça vient du chanteur, de son attitude, des paroles, de la mélodie. Ce qui te touche, c’est un ensemble.

 

J’ai souvent mélangé la photo avec des textes courts de 2 mots ou un texte plus long (comme ce que je fais sur Instagram). Rendre compte des choses de cette manière permet de montrer la vie. La photo est un élément qui rajoute quelque chose qui ne peut pas être reproduit par mes chansons, car pour décrire un sentiment, une sensation, tu attends qu’elles se répètent plusieurs fois dans ta vie. Dans la photo, il y a quelque chose de plus instantané. Les incidents existent aussi davantage et sont précieux.

A. : Pendant toute la durée du premier confinement, tu as publié une photo par jour sur Instagram. Que voulais-tu montrer ?

VD. : Je suis parti d’une contrainte. Je prenais des photos toute la journée en me laissant guider. Je prenais 1h tous les soirs pour choisir la photo qui serait publiée sur Instagram le matin suivant. Je voulais avoir une photo qui corresponde et qui dise quelque chose de la journée en fonction de l’ambiance de l’appartement, de la lumière, de ce qui s’était passé.

Home #28 – Hier, dès l’aube.
A. : Ces photos ont ensuite fait l’objet d’un livre Home publié avec les Éditions Polka…

VD. : Peu de temps avant le confinement, la galerie Polka m’avait contacté pour qu’on travaille ensemble. À cause du confinement cela a été annulé, mais on s’est dit que c’était un bon projet de publier ces photos prises pendant le confinement. C’est un projet éditorial étrange parce qu’il ne porte que sur des images qui ont déjà été publiées sur Instagram. Sur le papier, ce n’est pas un truc à faire mais le livre a bien fonctionné avec 3 éditions de 500 exemplaires.

A. : Chaque photo était également accompagnée d’une chanson. Comment les as-tu choisies ?

VD. : Je les choisissais pour accompagner les photos que je postais en stories. Il y avait des choses ton sur ton. Par exemple, j’ai mis La Complainte du Soleil de Laura Cahen parce que j’avais de la lumière sur la photo #1. D’autres fois, je pouvais mettre des choses plus éloignées ou des chansons que j’avais faites pour des films. Du coup, dans la playlist – qui apparait à la fin du bouquin – il y a 1 titre sur 7 qui est de moi ; ça fait un peu le mec qui essaie de se caser mais ce sont les aléas du format.

A. : Tu as légendé une de tes photos avec cette question que te pose l’un de tes fils « Tu penses que Louis de Funes, s’il était vivant, serait venu voir tes spectacles ? ». Quelle a été ta réponse ?

VD. : Je l’aurais sûrement invité parce que je l’adore mais je crois qu’il était assez austère et qu’il vivait dans une sorte de château, en banlieue très éloignée. Bourvil, qui était plus music-hall et qui a fait de l’opérette, serait peut-être venu.

 

J’ai mis cette légende sous cette photo parce qu’elle reflète quelque chose de typique de l’enfance, un instantané très fort de la tournure d’esprit, du brouillard de l’enfance où les enfants réfléchissent autrement, où ils n’ont pas encore tous les codes pour être poli. Ils posent des questions qui sortent de cette manière. En devenant adulte, on balaie assez vite ce qu’on a vécu pendant l’enfance, alors que c’est une longue période au cours de laquelle la manière de réfléchir est bizarre.

A. : Tu as donc commencé à l’argentique. Mais, les photos qui figurent dans Home ont été prises avec un Leica…

VD. : J’ai arrêté l’argentique parce que je ne savais plus où ranger les pellicules et les tirages. J’ai trouvé un Leica qui me donne l’impression d’être à l’argentique.

Home #27 – Dimanche 12 avril – C’est tous les jours dimanche.
A. : Quel est ton rapport avec ton appareil ?

VD. : Je ne sacralise pas du tout mon appareil, je ne le protège pas, il est au fond de mon tote bag au milieu de mes clés. Je ne veux pas que mon appareil soit quelque chose de précieux, mais qu’il soit mélangé à la vie.

A. : Dans ton travail photographique, il y a vraiment ce souci du détail. Tu parviens à raconter une histoire et à rendre poétiques des choses qui pourraient sembler insignifiantes et sans importance…

VD. : C’est un vrai gros sujet, c’est tout l’enjeu. Je ne crois pas au sujet, au fait qu’il y ait des sujets plus importants que d’autres. Je crois beaucoup aux atmosphères, aux styles, à la manière de dire. Je ne sais pas si c’est français, mais quand tu photographies des choses qui font partie de nos vies à tous, les gens vont considérer que ce sont des petits sujets, comme si ta vie était petite par rapport à des photos d’un reporter de guerre. Les gens ont vite tendance à penser que les choses qui pourraient leur arriver sont un « sous-sujet ». Alors que ce sont des choses de la vie qui ne sont pas petites ; au contraire, il peut y avoir une sorte de souffle, d’intensité que j’essaie de mettre en place.

A. : Je pense, par exemple, à la photo d’une tasse de café sur un rebord de table…

VD. : En faisant cette photo, j’essaie de faire ressentir ce qu’il y a autour, la vie qu’il y a avant et après. S’il y a peu de personnes sur mes photos, c’est pour qu’on puisse les imaginer, qu’on ne soit pas influencé sur ce qu’est le sujet de la photo. J’aime bien idéalement faire des photos sans qu’on puisse se raccrocher à une quelconque référence, pour laisser la place à l’imaginaire, pour faire ressentir que ce qui compte est quelque chose de global.

« J’essaie de faire ressentir ce qu’il y a autour, la vie qu’il y a autour, avant et après. »
A. : Tu photographies aussi beaucoup dans les rues de Paris…

VD. : Je ne suis pas de Paris. Mes parents se sont rencontrés à la fac de Nanterre et ont été nommés profs en Normandie. Ils se parlaient souvent des souvenirs qu’ils avaient de Paris : du pont Caulaincourt, du 18ème arrondissement. Ça me fascinait. Quand j’étais étudiant à Rouen, je prenais le train pour passer une journée à Paris et aller dans des quartiers où je pouvais reconnaître des lieux de tournage. J’ai beaucoup cherché le Paris de Truffaut et de Broca. J’ai réussi à me glisser dans la maison du Magnifique, dans la cour de Domicile conjugal. J’aimais bien la ménagerie du Jardin des Plantes, les quais, les bouquinistes qu’on peut retrouver dans mes chansons (La Vipère du Gabon, Modiano). J’ai toujours tenté d’injecter des choses fragmentées de ma vie dans mes disques.

A. : As-tu des quartiers que tu affectionnes particulièrement ?

VD. : À chaque fois que je vais dans le 18ème, je m’y sens un peu chez moi. J’ai longtemps vécu dans le 9ème à Poissonnière, près du Square Montholon. Dans ma chanson Déjà toi, je parle de la rue Chaptal et de la rue Condorcet. J’habite à Belleville depuis 10 ans mais je sens que ce n’est pas complètement mon quartier. Ma pulse, c’est vraiment Lamarck-Caulaincourt.

A. : Qu’est ce qui t’intéresse dans la photo ?

VD. : Ce qui m’intéresse, c’est de relever quelque chose devant lequel tout le monde est passé sans le voir. Finalement, il m’arrive plus d’attendre que la lumière revienne, qu’elle frappe d’une telle manière. J’aime aussi les télescopages d’ambiances.

 

Il y a sans doute ce truc psychanalytique de vouloir retenir le temps qui passe, de fixer les choses. J’ai découvert le bouquin Journal à rebours de Nicolas Comment qui mêle son adolescence, ses études, son parcours qui l’a mené à la photographie. J’ai adoré ce livre parce qu’il y a plusieurs choses différentes et qui représentent la vie : sa jeunesse, les amoureuses qui dorment dans sa chambre d’étudiant, leur corps. Sans la photo, ça se serait évanoui, il n’y aurait pas eu de trace tangente.

A. : Comment décrirais-tu tes photos en 3 mots ?

VD. : Je ne suis pas très bon à cet exercice. Si tu fonctionnes en mots-clés et si tu synthétises trop, tu ne tiens pas compte de ce qu’il y a autour, du contexte. Mais, je dirais qu’elles sont personnelles, proches des gens ou des choses, sentimentales car en écho à des sentiments, à des souvenirs et qu’elles collent à la vie.

A. : Si tu devais retenir seulement une photo pour décrire la période du confinement, ce serait laquelle ?
Home #19 – Samedi 4 avril – Bataclan. Réchauffement. Confinement. Nos enfants.
A. : Tu suis beaucoup la nouvelle scène musicale française. Fais-tu de même pour la nouvelle génération de photographes ?

VD. : C’est lié au hasard. Instagram est une usine à se croiser. Je ne veux pas cracher dans la soupe mais le milieu de la photo est moins capable d’enthousiasme. Sur les comptes de photographes, on trouve très peu d’images prises par d’autres photographes, alors qu’en musique ce lien existe. Les rapports entre les chanteurs sont plus faciles. J’aime bien découvrir des photographes, mais je ne les identifie pas comme étant jeunes ou pas ; alors qu’en musique c’est beaucoup plus net.

A. : On arrive à la question signature chez Arty Magazine. Quelle est ta définition d’un artiste ?

VD. : C’est quelqu’un qui est capable de te faire rentrer dans son esprit, sa logique, son esthétique et que cela te paraisse évident, alors qu’avant que ça n’existe, personne n’avait pensé à formuler les choses de cette manière ou à photographier avec cet œil.

 

Je ne sépare pas beaucoup les artistes des « non artistes », ce n’est pas une planète en soi d’être artiste. On prête souvent de la magie et du don aux artistes ; alors que me concernant, c’est très laborieux, mais je ne le vois pas du tout comme quelque chose de négatif. Je n’aime pas la mythologie, qui a été un peu créée par Gainsbourg, selon laquelle un artiste est quelqu’un de brillantissime avec ce côté « j’ai écrit les paroles de 4 chansons dans la nuit… ». Il y a une sur-estimation du génie et une sous-estimation du temps passé, alors que le process de création est assez lent. Il faut faire beaucoup de choses vraiment mauvaises pour arriver à quelque chose qui te semble correct.

Retrouvez Vincent Delerm sur Instagram. Son livre Home est disponible en exclusivité à la Factory Polka.

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