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Sous la polémique du « Génie Lesbien » d’Alice Coffin

Sous la polémique du « Génie Lesbien » d’Alice Coffin

Anaïs Delatour

Supprimer les hommes. C’est la synthèse qui a été faite des 240 pages du Génie Lesbien d’Alice Coffin par ses détracteurs. Sous la violente polémique, il se cache quelque chose de bien plus profond. Depuis des années, nous consommons massivement des œuvres masculines sans jamais s’interroger. Il est peut-être encore temps.

J’étais une petite fille sans histoires. Je portais des robes fleuries, jouais avec des poupées et rêvais de devenir institutrice. Jusqu’au jour où la jeune adulte a voulu s’imposer et laisser libre cours à ses ambitions. Plusieurs rappels à l’ordre, plus ou moins explicites, m’ont alors ordonnée de rester à ma place. En tant que femme. J’aurais dès lors voulu être un homme pour profiter librement de l’espace public, ne pas avoir à baisser les yeux quand un homme pose son regard sur mes cuisses, avoir le même temps de parole en réunion, coucher avec un grand nombre de partenaires sans être une salope. Mon André à moi – l’alter-ego masculin imaginaire inventé par la jeune Alice Coffin, s’appelait Matthieu.

Une phrase extraite d’un livre de 239 pages, et la twittosphère s’emballe © Le Génie Lesbien, éditions Grasset

Une vision tronquée relayée par les médias

« Il ne suffit pas de nous entraider, il faut, à notre tour, les éliminer », scande Alice Coffin à propos des hommes dans le Génie Lesbien page 39. Tout part de là. Une déferlante de haine s’abat dès lors sur la journaliste à coup de tweets plus violents les uns que les autres. « Elle n’a pas supporté le fait de se faire baiser », « Avec une telle gueule, difficile de trouver un mec : on comprend mieux », « Bon c’est quoi son histoire ? Viol, mépris du père ? ». Voici un échantillon non exhaustif des tweets adressés à Alice Coffin depuis la parution du Génie Lesbien le 30 septembre 2020. L’auteure est la cible d’insultes sur les réseaux sociaux et de harcèlement allant jusqu’aux menaces de viol et de mort. Elle a par ailleurs dû être placée sous protection policière. Vraiment ? Comme si ses mots étaient une invitation à éliminer physiquement les hommes.

Même les médias s’en sont mêlés. Paris Match ira jusqu’à dire d’Alice Coffin qu’elle est « branchée sur sectaire » dans un article du 2 octobre 2020. Selon la journaliste, Le Génie Lesbien est un pamphlet féministe si outrancier qu’il en dessert la cause qu’il prétend défendre. Même Laurent Ruquier, sur le plateau de On est presque en direct du 17 octobre, a présenté son mea culpa pour avoir contribué à l’emballement médiatique autour de son livre en en colportant une vision tronquée, à partir des propos lus dans Paris Match. Il ne l’avait en fait pas lu avant de l’inviter sur son plateau. Il confiera finalement plus tard à Alice Coffin qu’il pourrait parler des heures avec elle et de son bouquin. « Au fond, vous m’avez fait changer d’avis sur votre combat (…) On a l’impression qu’on avait affaire à une folle depuis quinze jours. Et non. (…) Quand on lit votre bouquin, on comprend bien que vous n’accusez pas tous les hommes », a poursuivi Ruquier.

Remettre au centre de l’attention les œuvres des femmes largement invisibilisées

Éliminer physiquement les hommes ? Non. « Les éliminer de nos esprits, de nos images, de nos représentations. Je ne lis plus les livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques. J’essaie, du moins. Yuri (sa compagne), elle, met depuis des décennies cette pratique à l’œuvre. (…) Les productions des hommes sont le prolongement d’un système de domination. Elles sont le système. L’art est une extension de l’imaginaire masculin. Ils ont déjà infesté mon esprit. Je me préserve en les évitant. Commençons ainsi. Plus tard, ils pourront revenir », partie suivante de la page 39 qui n’a malheureusement pas souvent été restituée en entier par ceux qui critiquent Alice Coffin.

Sinon, ils auraient peut-être compris que la journaliste n’invitait pas à éliminer physiquement les hommes, simplement à regarder à côté de leurs œuvres pour (enfin) s’intéresser aux œuvres des femmes largement invisibilisées. La sociologue du genre, Frédérique Matonti, interviewée sur le sujet comprend « très bien le processus de rattrapage qui est le sien ». Qui plus est, il s’agit là d’un choix, d’une proposition politique avec laquelle on peut être en accord ou non. « Ce n’est pas des consignes que je donne, j’explique une stratégie personnelle et militante », explique Alice Coffin.

La phrase a été tirée hors de son contexte et ses détracteurs ont fait comme si elle consistait à dire qu’elle voulait se débarrasser physiquement des hommes. Sauf qu’elle ne fait que dénoncer une réalité qui est l’invisibilité des femmes dans de très nombreux domaines, y compris le domaine artistique. Elle fait donc un choix en connaissance de causes en tant que féministe et consommatrice culturelle qui l’amènent à prioriser les œuvres des femmes. Or, lire des œuvres de femmes est en réalité assez banal. Et elle n’est pas la seule à faire ce choix. Elena Ferrante, autrice de l’Amie Prodigieuse, saga à succès paru en 2011, a édité une liste de 40 romans écrits par des femmes dont elle dit que ce sont ses préférés.

Elena Ferrante a édité une liste de 40 romans écrits par des femmes dont elle dit que ce sont ses préférés

Où sont les femmes ?

10,5%. C’est le pourcentage de femmes ayant été récompensées par le Prix Goncourt depuis sa création en 1903. En 2017, sur les douze lauréats des prix littéraires majeurs décernés, seuls deux ont récompensé des autrices, rapporte Le Monde. Depuis 1903, la parité n’a que très rarement été dépassée et très rarement atteinte, et les femmes ont totalement été absentes des palmarès à 45 reprises. La composition des jury récompensant les auteur.e.s est là encore à forte tendance masculine, à l’exception des jurys des prix Femina et Elle composés exclusivement de femmes. En effet, ces deux prix ont été créés pour répondre au Goncourt, dont les choix étaient jugés trop masculins.

Le secteur littéraire a-t-il un problème avec les femmes ? Il n’est en fait pas le seul. Tonie Marshall est la seule femme à ce jour à avoir remporté le prestigieux César du meilleur réalisateur pour Vénus Beauté (1999) en 2000. Par ailleurs, c’est cette même année que la parité a été atteinte où 9 César sur 18 ont été attribués à des femmes. C’était la seule fois de l’histoire des César… La tendance est globalement la même dans chaque secteur artistique : les femmes y sont invisibles. Il y a par exemple sans nul doute moins de femmes réalisatrices que d’hommes réalisateurs, d’où le fait qu’elles soient moins récompensées. Mais, c’est parce que la domination masculine les écarte en fait plus tôt des institutions culturelles et artistiques. Les sociologues Magali Danner et Gilles Galodé rappellent combien l’insertion des femmes artistes est difficile entre obstacles culturels et choix rationnels.

Et ce, dès qu’elles sont diplômées. Les diplômées des écoles d’art rencontrent ainsi des difficultés d’insertion plus importantes que les hommes et renoncent aussi plus souvent à s’affirmer, d’autant qu’elles sont moins encouragées par des infrastructures culturelles et artistiques à tendance masculine. Sans accès, pas de récompenses.

La cinéaste Tonie Marshall, décédée à l’âge de 68 ans, est la seule femme à avoir obtenu le César de la meilleure réalisation pour Vénus Beauté (1999) en 2000. N’y a t-il pas un problème quelque part ?

L’art n’a pas de sexe. Vraiment ?

Face à ce constat, l’argument le plus souvent entendu (énoncé par des hommes) : l’art n’a pas de sexe. Comprenez bien ici : la domination masculine va de soi ou comment les hommes s’en sortent pour ne pas se faire bousculer dans leurs positions. Alice Coffin parle de « androbsession » pour désigner l’absence de réflexion et de capacité à se décentrer. « Le fait de se mettre en colère là-dessus n’est pas anodin (…) même après avoir lu ma phrase entière. Ça leur est insupportable, invivable, de ne pas mettre l’homme au centre de l’industrie culturelle », poursuit Alice Coffin. En même temps, cette position des hommes par rapport à celle des femmes est « parfois tellement intériorisée que les hommes, voire certaines femmes qui accèdent à des positions élevées, ne s’en rendent pas compte. Mais de dire que l’art n’a pas de sexe est aussi une manière de conserver sa propre position », nous explique Frédérique Matonti.

L’art n’a pas de sexe revient aussi à faire comme si les femmes pouvaient finalement accéder aux mêmes positions que les hommes sans une remise en question du système. Il y a un certain « gender blind » pour Frédérique Matonti, c’est-à-dire que « les hommes sont aveugles aux questions de genre en même temps qu’ils conservent leurs privilèges ». Et ce système perdure parce qu’il est peu interrogé. Il y a une forte pression pour que ces questions restent muettes ou qu’elles soient ramenées à une supposée guerre des sexes, voire à un néo-féminisme radical, qui n’existe pas selon la sociologue du genre. Elle nous fait même remarquer qu’il se passe la même chose en politique malgré la loi sur la parité. Ceux qui ont en fait la possibilité de promouvoir des femmes en politique sont des hommes. Plus largement, dans de nombreux secteurs, des rapports de dizaines de pages sont édités pour promouvoir la parité homme-femme. Comme si la promotion de femmes devait rester un acte politique volontaire. Une faveur des hommes à quelques femmes d’exception…

Frédérique Matonti, politiste et professeure à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a répondu à nos questions

Femmes en colère : suspicion de radicalité !

Radicales. Cet adjectif revient souvent dans l’histoire pour délégitimer les féministes, selon l’historienne Mathilde Larrère. Elle assure que le discours d’Alice Coffin n’a rien de nouveau, comme celui de Pauline Harmange (Moi, les hommes je les déteste, 2020). « La volonté de ne se rassembler entre femmes existait déjà pendant la Révolution française et la Commune ». Ce qui a changé en revanche, selon l’historienne, est qu’aujourd’hui le terme de radicalité est beaucoup plus violent qu’autrefois. « Il charrie tout un imaginaire : on l’associe à la radicalité de la religion et donc aux attentats », analyse-t-elle. Qui plus est, Alice Coffin vient de ce féminisme radical et d’action qu’incarne La Barbe. Or, ce groupe d’action féministe a toujours été sévèrement critiqué, voire diabolisé, pour sa « radicalité ».

Il existe en effet certaines femmes, comme Alice Coffin, qui osent hausser le ton quand la demande bien polie d’égalité des droits n’a pas d’effet. Comment leur enlever ? L’historienne Christine Bard montre que dans l’histoire du féminisme, « la radicalité non violente est plus efficace que des décennies de féminisme modéré et de stratégie des petits pas ». Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour les femmes. Le mouvement Black Lives Matter passe aussi par une forme de colère pour se faire entendre.

Finalement, Alice Coffin est une bonne cible pour la polémique : elle est une femme, féministe et lesbienne. À ce stade, Frédérique Matonti nous rappelle quand même que « l’accusation de misandrie faite aux femmes est extraordinaire quand l’essentiel du système repose sur une misogynie intégrée, tellement intégrée qu’elle va de soi ». Elisabeth Vigée Le Brun, Niki de Saint Phalle, Artemisia Gentileschi. Toutes des femmes peintres. Toutes méconnues, voire inconnues, face à des Picasso, Matisse ou de Vinci. Pourtant, ces femmes rappellent que le génie n’a pas de sexe. Et si finalement on s’intéressait (un peu) aux œuvres des femmes, ne les trouverions-nous pas géniales ?

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