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Koji Fukada : « Je milite pour la création d’un CNC japonais »

Koji Fukada : « Je milite pour la création d’un CNC japonais »

Thierry Champy

Depuis quelques années, le cinéma japonais indépendant est en plein essor. Parmi cette nouvelle vague de cinéastes, on distingue Hirokazu Kore-Eda, Kiyoshi Kurosawa sans oublier Koji Fukada. C’est à l’occasion de la sortie de son drame familial Love Life que nous avons pu le rencontrer. Le réalisateur nous parle de ses inspirations et de la condition des cinéastes au Japon. 

Thierry : Pouvez-vous vous présenter pour le public français qui ne vous connaît pas encore forcément ?

Kōji Fukada : Je suis né en 1980 à Tokyo et je suis réalisateur japonais. À l’âge de 19 ans, j’ai intégré une école de cinéma à Tokyo. Un choix naturel pour moi puisque j’ai été biberonné au cinéma depuis mon enfance. Je regardais tellement de films que cette voie me paraissait naturelle. Au Japon, la plupart des réalisateurs commencent par faire des films autoproduits, c’est de cette manière que j’ai commencé aussi.

T. : Deux prix ont été remis cette année à des cinéastes japonais à la dernière édition du Festival de Cannes : le Prix d’interprétation masculine à Koji Yakusho dans Perfect Days de Wim Wenders et le Prix du scénario à Sakamoto Yuji pour Monster de Hirokazu Kore-eda. C’est pas mal non ?

K.F. : C’est une très bonne chose ! Un festival de cinéma est avant tout un marché. Je crois que c’est une vitrine. Si l’on prend l’exemple d’un festival européen, les films asiatiques vont être minoritaires. Donc il est important pour le cinéma asiatique de pourvoir présenter des films à Cannes qui seront commentés, appréciés éventuellement, et auront donc une envergure supplémentaire pour pour être diffusés ailleurs. La présence du cinéma japonais de plus en plus importantes dans les festivals internationaux est un très bon signe.

T. : Le fait que les festivals en Europe, et plus particulièrement en France, soient subventionnés permet d’avoir un champ de vision sur des petits films qui n’auraient pas le pouvoir financier d’une grande société de films. Existe-il un système de subventions public au Japon de façon générale, ou même dans les festivals, ce qui permettrait cette visibilité ?

K.F. : Aujourd’hui, au Japon, on peut encore voir des films assez diversifiés malgré tout car le cinéma japonais a une histoire assez importante. Je me réfère à son âge d’or, à l’époque où Kurosawa et Ozu faisaient encore des films. Le Japon était très prolifique en termes de production cinématographique. Il y a donc énormément de salles de cinéma sur tout le territoire japonais dont des mini-theaters qui correspondent aux salles de cinéma d’art et d’essai. Il existe encore un bon maillage de salles indépendantes dans lesquelles les exploitants mettent tout en œuvre pour essayer de présenter un maximum de films, que ce soit des petits films ou des films étrangers.

T. : Et ces films réussissent à obtenir des subventions, s’il en existe ?

K.F. : Le budget alloué à la culture au Japon est très faible. Il n’existe pas de système de subventions à proprement parler. Nous sommes donc aujourd’hui menacés par la fermeture de ces salles. Si ces salles fermaient, cette diversité présentée sur les écrans japonais tendrait elle aussi à disparaître. La situation actuelle n’est pas très rassurante.

T. : Existe-t-il un équivalent du CNC au Japon ?

K.F. : Non, malheureusement. C’est précisément la raison pour laquelle en ce moment, avec un certain nombre de cinéastes dont Hirokazu Kore-eda, nous militons pour la création d’un CNC japonais.

« C’est à partir de ce moment que j’ai voulu écrire une histoire autour de cette chanson. » (Koji Fukada)
T. : Votre dernier film Love Life est sorti hier dans les salles françaises. Comment vous est venue l’idée du film ?

K.F. : L’inspiration m’est venue quand j’avais une vingtaine d’années. J’ai découvert une chanson composée et interprétée par une artiste japonaise qui s’appelle Akiko Yano et comme le film, cette chanson s’intitule « Love Life ». La première fois que je l’ai entendu, je l’ai immédiatement adorée et même écoutée à plusieurs reprises. C’est à partir de ce moment que j’ai voulu écrire une histoire autour de cette chanson.

T. : Love Life aborde plusieurs thèmes : la question de l’adoption, la reconstruction du couple, la représentation de la femme moderne et le patriarcat très prononcé au Japon. Pourquoi et comment traiter autant de sujets ?

K.F. : Pour la question de la représentation de la femme, c’est déjà arrivé plusieurs fois dans ma filmographie et d’autant plus dans mes derniers films dans lesquels le personnage principal est une femme. Pour Love Life, il y avait au départ cette chanson d’Akiko Yano et les paroles de cette chanson m’ont directement fait penser à une femme qui aurait vécu quelque chose d’important.

T. : Pourquoi avoir envie de filmer des personnages féminins ?

K.F. : Souvent, le choix pour un personnage féminin fort s’impose dans mes films. Mais, c’est aussi justement parce que la société japonaise est très patriarcale. Elle exerce en effet une pression assez forte sur les femmes. J’ai donc envie de tourner ma caméra vers ces endroits où il y a le plus de luttes, de difficultés. La place de la femme est un sujet capital. Ces personnages permettent de raconter, à travers leurs histoires, ces lieux et espaces de tension, ce qui rend l’intrigue plus intéressante d’un point de vue dramatique. Cela dit, la discrimination de genre n’est pas mon thème de prédilection.

T. : Lesquels le sont alors ?

K.F. : Je m’intéresse notamment beaucoup à la question de la solitude qui est, à mon sens, à l’essence de tout un chacun, et aussi à cette angoisse avec laquelle on doit vivre qui est de savoir que l’on va mourir. Ces deux questionnements sont des thèmes récurrents et ont une place importante dans ma filmographie.

T. : Le film est également porté sur l’inconstance des sentiments, l’inconstance de la vie. Pourquoi ces thèmes vous animent-ils ?

K.F. : On est tous persuadé que la vie va suivre son cours, que la routine est bien établie. Or, il peut survenir des événements inopinés, c’est le propre de la vie ! J’avais envie de parler de cette instabilité, de cette imprévisibilité.

T. : Le film commence par un plan large dans l’appartement avec Taeko et son fils, Keita, qui joue à Othello. Aussi abstrait soit-il, ce jeu de société a une place prépondérante dans la mesure où il serait une métaphore de la vie (le hasard et la prise de décision décideraient du sort de la personne). Pouvez-vous nous en dire davantage sur Othello ?

K.F. : Quand on fait un film, il est assez rare de choisir un accessoire au hasard. On le fait pour des raisons symboliques, métaphysiques ou conceptuelles. En général, on est contraint d’en choisir un afin de faire avancer l’histoire. C’est la narration qui va finalement exiger qu’on ait recours à tel ou tel accessoire. Pour des raisons scénaristiques, j’avais besoin que Keita puisse être un peu connu pour une activité, en l’occurrence pour un jeu qui devait se passer en intérieur. Je me suis donc dit que les jeux de plateau étaient indiqués.

T. : Et pourquoi Othello en particulier ?

K.F. : En jeux de plateau assez connus, on a les échecs et les shōgi au Japon, l’équivalent du jeu de dames, sauf que les règles de ces deux jeux sont très complexes. Cela ne me semblait pas assez crédible pour un enfant de son âge qu’il ait pu remporter des tournois en ayant joué à ces jeux. Je voulais donc un jeu plus accessible pour plus de crédibilité. Son aspect visuel est aussi intéressant, c’est-à-dire des pions blancs et noirs qu’on peut retourner. Du point de vue de l’intrigue, cela permettait de faire des liens. Mais, ce n’est pas pour cette raison que j’ai choisi le jeu au départ. Ces liens sont venus ensuite.

« C’est la narration qui va finalement exiger qu’on ait recours à tel accessoire dans un film. » (Koji Fukada)
T. : Au même titre que vos confrères cinéastes, je pense notamment aux 4K Naomi Kawase, Takeshi Kitano, Hirokazu Kore-Eda et Kiyoshi Kurosawa, vous pointez du doigt des faits sociétaux d’actualité. Peut-on dire que vous portez un regard de sociologue ? Et pensez-vous que vos films peuvent apporter un changement au sein de la société japonaise ?

K.F. : Faire des films implique d’accepter que notre propre conception des choses se reflète à l’intérieur. Vivant en société, il y a forcément quelque chose qui transparaît de l’état du monde dans les films. Toutefois, je ne parlerais pas d’un travail d’un sociologue puisque je n’ai pas d’expertise dans ce domaine, mais surtout parce que mon intention n’est pas de montrer ou d’étudier ce qui se passe sur le plan social.

T. : Quelle est votre définition d’un artiste ?

K.F. : Je pense qu’il y a autant de définitions que d’artistes et que chacun a sa propre perception des choses. De mon point de vue, je crois que c’est peut-être notre rôle en tant que personne qui s’exprime à travers l’art d’essayer de continuer à s’interroger sur les questions existentielles que la plupart d’entre nous cesse de se poser à l’âge adulte. Un artiste continue peut-être plus de se questionner sur le sens de la vie : « Qui suis-je ? », « Où vais-je ? » … Toutes ces questions qu’on a tendance à mettre de côté pour pouvoir continuer à vivre.

Love Life de Koji Fukada, actuellement en salles. 

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