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Thomas Balmès : « Mon rêve serait que Sing Me A Song soit diffusé dans les écoles »

Thomas Balmès : « Mon rêve serait que Sing Me A Song soit diffusé dans les écoles »

Elena Crétois

Avec son précédent film Happiness, Thomas Balmès avait suivi pendant trois ans la vie d’un jeune moine bouddhiste de neuf ans. Avec Sing Me A Song, il revient quelques années plus tard sur le quotidien de ce moine, désormais adolescent.

Dans le premier film de Thomas Balmès, le garçon est vif, passionné, expressif. Dans le second, il semble éteint, désabusé, altéré par les mutations de la société bhoutanaise après l’arrivée massive des nouvelles technologies. À travers l’évolution de la personnalité du jeune homme corrélative à celle de la société,  le réalisateur propose une critique de notre rapport aux nouvelles technologies, alors que la vie connectée tend à remplacer les interactions sociales.

Elena : Bonjour Thomas. Le documentaire porte officiellement sur la vie de Peyangki. Officieusement, le sujet est clairement le sujet de la confrontation entre valeurs traditionnelles et nouvelles technologies. Pouvez-vous nous en parler plus ?

Thomas Balmès : En effet, même le titre ne le révèle pas, le sujet est bien celui des technologies. Je choisis systématiquement pour titre l’extrait d’une phrase ou d’un mot qui est dit dans le film. J’ai trouvé beau le moment où Peyangki demande à Ugyen de lui chanter une chanson d’amour. J’aurais pu appeler ça « L’Addiction des téléphones » , mais c’est quand même moins poétique.

J’aurais pu tourner ce film n’importe où en soi. Les différences entre pays sont anecdotiques ; le problème est le même partout. Il y a deux écoles sur ce point. Pour certains, il est plus probant d’illustrer une problématique dans l’environnement immédiat des spectateurs auxquels il s’adresse. Je suis plutôt d’avis que moins on est prêt d’une situation, mieux on la voit. Quand on est dans un endroit que l’on comprend, on a l’habitude de se reposer sur les mots. Moi, je veux raconter des choses visuelles. C’est pourquoi les dialogues et les mots sont pratiquement anecdotiques. C’était également le choix le plus pertinent pour toucher le spectateur que je vise, à savoir les ados, voire les enfants.

E. Pourquoi avoir alors finalement choisi le Bhoutan, et Peyangki, pour traiter de ce sujet ?

T. Après avoir pensé un moment faire le film aux États-Unis, qui avaient à l’époque la plus grande consommation de téléphones – et d’écrans en général – j’ai finalement trouvé ça peu intéressant, le phénomène y étant désormais ancien. J’ai cherché un endroit où il n’y avait pas du tout d’écrans pour en suivre l’arrivée. Il n’y a pas cinq endroits sur Terre comme ça. En 1998, il n’y avait encore rien du tout au Bhoutan. Aucun écran. Rien. Je ne crois pas qu’il y avait alors d’autres pays ayant totalement interdit la télévision : il n’y en avait même pas une locale.

Certains pays comme l’Iran ou la Corée du Nord autorisent au moins une télévision locale de propagande. Ce n’était même pas le cas au Bhoutan. Le roi l’avait fait interdire pour maintenir les traditions. J’ai donc pu observer ce que produit l’arrivée des écrans au sein d’une société traditionnelle. Dans Happiness, j’ai suivi Peyangki pendant trois ans, avant que l’électricité n’arrive dans son village. Le film s’achevait sur l’arrivée de l’électricité et l’image de tout le monde devant un écran de télévision.

Peyangki, véritable bhoutan-train, dans Happiness (2013)

Ensuite, le choix plus précis du lieu et de la personne à suivre se sont faits naturellement. Lorsque je fais un documentaire, c’est vraiment une rencontre : on se choisit l’un l’autre. Lorsque je suis arrivé au Bhoutan, j’ai repéré deux communautés qui étaient totalement épargnées par la moindre technologie. L’une était à 15 jours de marche, l’autre à 2 jours. Le choix a été vite fait. Ensuite, lorsque je suis arrivé dans le village, je ne voyais personne, si ce n’est Peyangki qui se baladait partout, qui sautait, dansait, qui faisait des roues… On ne voyait que lui dans toute la montagne. J’ai ainsi naturellement commencé à parler avec lui.

E. Que vous a permis d’observer l’arrivée des technologies au Bhoutan ?

T. J’ai pu constater un drôle d’effet sur la société. Le lien intéressant à faire est que, dans le même temps, il n’y avait alors pas de prison, quasiment aucune violence domestique, etc. Ces phénomènes sont apparus en même temps que les écrans. Il y a dix ans encore, dans le village où j’ai tourné, il n’y avait ni route ni électricité. Peyangki n’avait jamais vu ni voiture ni écran. Du jour au lendemain, les Bhoutanais se sont retrouvés avec cette fenêtre ouverte sur le monde, passant de rien à plus de 90 chaînes de télévision, avec des jeux de guerre, du porno, des émissions de catch américain, des réseaux sociaux, etc. – et c’est quelque chose qui prend sept à huit heures de leur journée.

Le trait n’a même pas été exagéré. Je dirais même que je me situe en-deçà de la vérité. On ne se rend pas compte que nous, on a ces technologies depuis un moment déjà, donc nous avons du recul et une certaine éducation sur leurs dangers. Eux, qui en ont été privés tout ce temps, restent dans l’euphorie de la découverte, sans aucune distance, avec aussi cette idée bouddhiste que de toute façon les choses sont telles qu’elles sont et qu’ils arriveront à les digérer si elles doivent être digérées.

Quelques années et un ordinateur plus tard
E. C’est vraiment le jour et la nuit entre leurs traditions et ce que leur apportent leurs écrans en tant que nouveau mode de vie ?

T. L’utilisation de ces technologies est totalement chronophage. Elle annihile la capacité de se concentrer. C’est là la véritable crise sanitaire : des générations entières commencent à avoir une capacité de concentration extrêmement réduite, et les écrans y sont pour beaucoup. Tout devient de l’ordre du SMS.

Mon rêve serait que ce film soit diffusé dans les écoles et que ce soit l’occasion de discuter du rapport des uns et des autres aux écrans. Peyangki s’est lui-même interrogé sur son rapport aux technologies. Il continue de se servir de son téléphone mais essaie d’en faire des choses plus créatives. Il réalise notamment plein de films sur son téléphone : il met en scène d’autres moines pour faire des films de kung-fu et m’envoie régulièrement des petits clips. Néanmoins, j’ai été frappé de voir à quel point Peyangki s’est éteint entre Happiness et Sing Me A Song. Il était tellement expressif, plein de vie ; et désormais si éteint. Son rapport aux écrans a fondamentalement changé ce rapport aux autres qu’il avait à l’époque. C’est quelque chose que j’ai ressenti de manière assez violente.

E. Le côté visuel du documentaire est étonnant. On en oublie par moments qu’il s’agit d’un film documentaire et pas de fiction. Certaines scènes étaient-elles dirigées ?

T. Comme précisément je m’adresse avant tout aux ados, je voulais un film construit comme une fiction en termes de grammaire : flash-backs, utilisation de la musique, grammaire filmique de la fiction… Je n’ai pas tourné avec une caméra de documentaire mais avec la caméra que James Cameron a fait fabriquer pour Avatar, avec des objectifs énormes. J’ai donc quasiment exclusivement travaillé sur pied. Je voulais que mon spectateur se laisse porter par le récit.

Mais toute l’histoire est vraie. Je n’ai rien dirigé : c’est comme du cinéma direct finalement. J’avais des équipes qui filmaient en permanence les différents personnages et qui me prévenaient dès que quelque chose de marquant survenait. Je savais parfois, en amont, en suivant les autres personnages, que certaines choses allaient se passer et j’attendais, en le filmant, que Peyangki les découvre. Prendre ces scènes sur le vif fait qu’il y en a certaines d’une violence inouïe, notamment avec la jeune chanteuse que Peyangki rencontre sur WeChat.

Scène de guerre factice au Monastère
E. Avec le souvenir que vous avait laissé Peyangki, j’imagine que vous saviez tenir un personnage haut en couleurs ?

T. Je ne savais pas à l’avance ce qu’il allait se passer, toutefois, de tous temps Peyangki m’avait dit qu’il n’était pas sûr de rester moine. J’ai toujours su qu’il avait de gros doutes. À un moment il m’avait même dit vouloir devenir danseur à Bollywood. Aujourd’hui, il me dit qu’il va devenir réalisateur. Il a toujours été un peu à part. Ce décalage créé un sentiment de porte-à-faux, l’impression qu’il n’est à sa place nulle part. Aux dernières nouvelles, il voudrait continuer à travailler dans le monastère mais souhaiterait également en parallèle enseigner la trompette à des jeunes.

C’est ce que j’aime dans ce que je fais. Tout est imprévisible : on ne peut pas l’écrire. Il y a des dialogues complètement fous, comme dans cette scène où des jeunes Bhoutanaises regardent sur leurs smartphones quels sacs à main elles vont s’acheter, en même temps qu’elles regardent une vidéo de décapitation d’un otage occidental par des djihadistes. Toutes ces scènes montrent que nos perceptions ne sont que le reflet de nos propres paradigmes. Généralement, c’est ça que je fais dans mes films : je remets en cause l’évidence de nos paradigmes.

E. Pourquoi cette vision singulière du documentaire ?

T. Venant d’une famille de professeurs, j’ai très tôt fait un rejet de l’écrit et je me suis intéressé à l’image, que ce soit sous forme de photo, de cinéma et, plus tardivement de documentaire. Pourquoi le documentaire plus qu’autre chose ? Vivre de la photographie est compliqué et les reportages en tant que tels m’intéressent moins. La fiction, je trouve ça beaucoup trop lourd. J’adore le côté artisanal du documentaire : je peux partir tout seul, ou avec une petite équipe, faire ce que je veux, en prenant le temps que je veux, en étant totalement autonome, dans un endroit où je me sens bien et sans contraintes. Le documentaire offre aussi des possibilités de diffusion assez importantes.

Ce qui est vraiment important pour moi, c’est de raconter une histoire. C’est pourquoi tous mes films sont des espèces de « first contact », comme l’illustrait bien mon film L’Evangile selon les papous. Je veux raconter une histoire universelle, d’où, encore une fois, l’importance des images. Si je pouvais faire des films sans aucun dialogue, je serais le réalisateur le plus heureux du monde. J’ai montré Sing Me A Song à mes enfants avant qu’il soit sous-titré et vous pouvez comprendre 95% de ce qu’il s’y passe sans les dialogues.

Chante-moi une chanson d’amour
E. Au cours de vos tournages, quelle a été la scène qui vous a le plus marqué ?

T. Dans mon film Bébés, j’ai suivi des bébés pendant deux ans dans quatre pays, dont la Namibie au sein de la tribu des Himbas au Nord du pays. Cette tribu vit sans aucun bien matériel, dans des huttes en terre. J’ai toujours été fasciné de constater que dans une telle société minimaliste, les enfants ne pleurent jamais, s’entraident les uns les autres ; à quel point règne une espèce d’harmonie incroyable. Pourtant, une fois, un journaliste m’a fait remarquer que la scène de début du film montre deux bébés en train de se battre. La raison en était une bouteille en plastique que j’avais apportée. C’était le seul bien manufacturé qu’il y avait dans le village. Je trouve que c’est révélateur d’à quel point nous pouvons bousculer des modes de vie par notre simple présence, comme la possession et la consommation nous poussent à développer des sentiments et passions qui ne sont pas supposés exister.

E. C’est la question signature chez Arty Magazine, pouvez-vous me donner votre définition d’un artiste ? – et dans votre cas, je suis obligée de demander aussi celle d’un documentariste ?

T. Pour définir un artiste, je pense à un ami russe qui me disait : « Ne faites pas de film si vous pouvez ne pas en faire ». En somme, un artiste ne se situe pas dans l’ordre de la décision ; c’est celui qui produit quelque chose parce que ça a besoin de sortir.

Ma définition d’un documentariste, c’est quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il va dire avant de l’avoir fait. Les documentaires tels qu’on les connaît en majorité sont plus de l’illustration d’une idée préconçue qu’un réalisateur va chercher à mettre en images. Or, pour moi, il faut qu’il y ait plus de questions que de réponses à la fin du film. Le documentariste ne doit pas essayer de dire quelque chose car il ne sait pas : il doit juste essayer de poser des questions.

Photo de famille, clap de fin

Les gens aujourd’hui sont très dans le sujet de ce que dit le film et très peu dans la forme. Moi je pense que la forme, surtout dans le documentaire, est plus importante que le fond – si c’est géré intelligemment. D’un autre côté, pouvoir travailler pendant dix ans sur un projet, c’est aussi un luxe incroyable qui permet de laisser les choses se passer, il est vrai que peu de gens peuvent se le permettre. Les documentaires en général sont faits en plusieurs jours, et les gens voient à peine la différence. C’est plus que frustrant, c’est totalement désespérant. Mais ce n’est pas pour autant que je changerai ma manière de travailler.

Sing Me A Song est résolument un documentaire à part, non formaté. Au milieu de paysages à couper le souffle, le réalisateur nous mène dans une marche contemplative, loin d’une quelconque vérité objective, pour un résultat absolument majestueux.

SING ME A SONG
Réalisé par Thomas Balmès
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