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Rencontre avec Cyril Dion, un poète amoureux et engagé

Rencontre avec Cyril Dion, un poète amoureux et engagé

Anaïs Delatour

Réalisateur, activiste et écrivain, Cyril Dion est un homme au quotidien chargé. C’est avec la poésie, qu’il écrit en continu, toujours un carnet à la main ou son smartphone à proximité, qu’il s’est récemment exprimé dans un moment de jaillissement propre au genre. Son deuxième recueil de poésie À l’orée du danger est paru le 2 mars dernier aux éditions Actes Sud avec une question écologique qui ne pouvait être que présente. Un prétexte pour nous de parler avec son auteur d’amour de la poésie et des êtres humains, et bien sûr d’urgence climatique.

Anaïs : Tu es écrivain, réalisateur et militant écologiste. Quand trouves-tu le temps d’écrire de la poésie ?

Cyril Dion : J’écris de la poésie en continu puis au bout d’un moment, j’ai plein de poèmes et un jour, l’envie d’en faire un recueil me prend.

A. : C’est de cette manière qu’est né À l’orée du danger, ton deuxième recueil de poésie ?

C.D. : Exactement ! J’ai rassemblé mes textes, essayé de construire une trame et cherché un ordre.

A. : Sais-tu ce qui déclenche le passage à l’écriture ?

C.D. : Pour moi, la poésie correspond à des moments de jaillissements. C’est vraiment, une phrase qui commence à me trotter dans la tête, un état qui ne me quitte pas et qu’il faut que j’arrive à faire vivre. Comme s’il fallait que j’accouche de quelque chose. Mes poèmes sont des pulsions dont il faut que je me débarrasse.

A. : En France, il y a un fort héritage des poètes romantiques du 19ème siècle qui ont marqué la poésie de leur sceau et dont il est difficile de s’émanciper, voire dont on peut complexer. Il faut une certaine dose d’arrogance pour écrire de la poésie de nos jours, non ?

C.D. : C’est vrai que l’on peut se sentir écrasé par notre culture et des poètes comme Rimbaud ou Baudelaire. On se demande forcément ce que l’on va ajouter à l’édifice.

A. : Et toi, Cyril Dion, que veux-tu ajouter ? Quelle empreinte veux-tu laisser ?

C.D. : Ce qui m’intéresse beaucoup dans la poésie d’aujourd’hui est qu’elle puisse parler de notre époque, du monde dans lequel on vit. Et ça, Rimbaud ou Baudelaire ne peuvent a priori plus le faire. Et si l’on s’arrêtait à tout ce qui a été fait de formidable, on ne ferait plus rien.

A. : Le problème avec la poésie, c’est que ce n’est pas forcément un des genres les plus lus de nos jours. Peut-elle quand même être un bon vecteur pour dénoncer les problèmes actuels ?

C.D. : Clairement non ! Si l’on veut vraiment toucher les gens avec ce qu’il se passe dans le monde, il vaut mieux choisir autre chose. Je suis par exemple en train d’écrire une série de fiction. Avec une série, je sais typiquement que j’ai le potentiel de toucher des millions de gens. Avec des poèmes, ce n’est pas possible.

A. : Alors on écrit de la poésie pour le plaisir d’en écrire ?

C.D. : On écrit de la poésie parce que c’est une nécessité, parce qu’on a besoin de cette relation sensible au monde. En tout cas, j’en ai besoin et je la partage. L’écrivain et poète français Henri Michaux disait qu’il écrivait pour se parcourir. C’est exactement la même chose pour moi. J’essaie d’exprimer quelque chose à la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, c’est-à-dire entre cette réalité sensible qui ne trouve pas forcément d’espace pour s’exprimer et les différents mouvements du monde qui peuvent me traverser. Mais, la poésie est pour l’instant réservée à une niche, donc gratuite. On écrit rarement de la poésie dans un objectif stratégique.

« Pour moi, la poésie correspond à des moments de jaillissements. Mes poèmes sont des pulsions dont il faut que je me débarrasse » © Anoussa Chea
A. : Ton recueil s’appelle À l’orée du danger. Mais, n’est-ce pas déjà trop tard, quand on sait que l’on n’a pas atteint les accords de Paris et que l’on ne les attendra probablement pas d’ici 2030 ?

C.D. : Trop tard pour quoi ?

A. : Pour le réchauffement climatique, la disparition des espèces, l’effondrement imminent du monde…

C.D. : Non. Il est peut-être trop tard pour limiter le réchauffement à 1,5 degré, il est déjà trop tard pour les espèces disparues mais il n’est pas trop tard pour empêcher que ce soit pire. Il n’est pas trop tard pour empêcher que le monde ne se réchauffe qu’à 1,6 degré, ce qui est déjà infiniment mieux que 2 ou même 1,8 degré. Les conséquences en chaîne sont extraordinairement plus graves même pour un dixième de degré. Il y a quelque chose de très dangereux à se dire qu’il est trop tard parce que c’est ce défaitisme qui nous précipiterait vers une réalité encore plus grave.

A. : Oui, parce que l’on ferait comme s’il n’était plus possible de faire quoi que ce soit.

C.D. : Oui. Or, on peut. On sait ce qu’il faut faire, on sait comment le faire et on sait que ça marcherait. Maintenant, la question reste : quand est-ce qu’on commence à le faire et quelle volonté politique on est capable de stimuler ou de forcer par des relations de pouvoir et des rapports de force ?

A. : Penses-tu qu’il existe une force créatrice, comme tu l’évoques dans l’un de tes poèmes, capable d’inverser la tendance en matière de climat ?

C.D. : Bien sûr, c’est complètement ce dont on a besoin. Je pense, de toute façon, que la réponse à un problème doit toujours être créative, que ce soit le changement climatique ou autre. C’est toujours les réponses créatives qui nous permettent de sortir d’un mode de pensée dans lequel on est enfermé. En plus, nous sommes des êtres profondément créatifs, nous les humains. On a besoin de créer, les réponses techniques ou technologiques ne peuvent pas suffire.

A. : À travers tes mots, j’ai l’impression que tu hésites entre la culpabilité et l’innocence de l’homme dans l’état de la planète. Tu dis par exemple qu’il est coincé dans un monde et une société qui vont presque sans lui. Est-ce vrai ?

C.D. : La plupart des êtres humains ne sont pas du tout responsables de la situation dans laquelle se trouve le monde. Au fond, personne n’a envie de voir les espèces disparaître ou que le climat ne change. En revanche, tout le monde a été conditionné dans une culture dans laquelle on leur a fait croire que ce qui les rendrait heureux est d’avoir un maximum de possessions matérielles. Pourtant, les gens seraient prêts à envisager autre chose. C’est ce que l’on a vu quand on a fait la convention citoyenne. Les gens ont fait des propositions qui vont beaucoup plus loin que ce que font les gouvernements. C’est pour cette raison que c’est une forme de représentation erronée du monde de se dire que c’est l’humain qui est mauvais. Évidemment que l’être humain a des travers mais ces travers sont aussi habilement stimulés par les structures politiques, sociales ou économiques.

A. : Toi-même définit très bien ta position quand tu dis par exemple : « toute une faune grouille, je suis l’un d’eux ».

C.D. : Oui. Il faut accepter que l’on fait tous partie de ce monde pour le pire et le meilleur. On est aussi pris dans nos propres conditionnements et on n’arrive pas toujours à s’en sortir.

A. : Les thèmes de l’urbanisation grandissante et de la société de consommation reviennent souvent dans tes textes. Ce sont des choses qui t’inquiètent ?

C.D. : Il y a des choses qui me travaillent beaucoup : l’aliénation, l’enfermement, l’urbanisation, l’artificialisation du monde et le numérique. Ce sont des trucs qui m’inquiètent quand je vois à quel point je suis accro, d’autant plus qu’il est extrêmement difficile de s’en extraire.

A. : Tu abordes aussi l’amour et le sexe dans ce recueil que tu lies parfois à l’urgence climatique, écologique. Est-ce que c’est l’amour qui peut finalement nous sauver ?

C.D. : Peut-être bien ! Dans mon dernier documentaire Animal, la jeune Bella demande à l’économiste Eloi Laurent si notre espèce à un but et il lui répond quelque chose de très simple sur le sens qu’il trouve à sa vie : aimer et être aimé.

« Au fond, personne n’a envie de voir les espèces disparaître ou que le climat ne change. En revanche, tout le monde a été conditionné dans une culture dans laquelle on leur a fait croire que ce qui les rendrait heureux est d’avoir un maximum de possessions matérielles » © Anoussa Chea
A. : En même temps, avec le monde dans lequel on vit, je trouve que ce n’est pas tant propice à exprimer ses émotions ou ses sentiments. On est au contraire pris dans une spirale entre urbanisation, travail, argent, consommation, possessions matérielles…

C.D. : On traverse clairement une crise de la sensibilité comme le disent le philosophe du vivant Baptiste Morizot ou encore l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual. C’est-à-dire qu’on n’est plus capable de ressentir ni la joie, ni la douleur que peut susciter en nous le monde vivant. Et si cela ne nous fait plus rien que les forêts soient complètement rasées, que les espèces disparaissent, ou que des gens meurent à l’autre bout du monde pour fabriquer nos baskets, on laisse faire. En revanche, si l’on est capable de réveiller en nous cette qualité sensible, l’état du monde devient insupportable. Heureusement que les gens qui ont vu Animal ont été choqués ! C’est complètement normal, cela veut dire que j’ai réussi à toucher leur corde sensible et peut-être à les réveiller. Ce qui nous fait réagir, c’est l’émotion.

A. : Certains mots reviennent souvent dans tes poèmes : éreinté, néant, chaos, etc. En même temps, j’ai l’impression que tu as une certaine tendresse pour tes semblables. Crois-tu encore en l’humain ?

C.D. : J’adore les humains. Puis parfois, je les déteste ! Comme tout le monde. Je sais que l’on est capable du pire et du meilleur. La plupart des gens sont traversés par tous ces sentiments extraordinaires tout le temps. Ce qui m’intéresse dans ce que je fais, au-delà de simplement m’exprimer, c’est d’essayer de réveiller en chacun des sentiments, de faire en sorte que chacun puisse se sentir profondément vivant et ait envie de participer à défendre la vie.

A. : Toi qui a de multiples casquettes, quelle est ta définition d’un artiste ?

C.D. : Un artiste est quelqu’un qui est capable de se laisser traverser et d’exprimer de façon singulière des émotions, des formes, des histoires en touchant à l’universel. C’est une personne capable, avec sa voix, de toucher d’autres humains, pour leur faire accéder à quelque chose d’universel.

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