fbpx
En cours de lecture
« As Tears Go By », la matrice du cinéma de Wong Kar-wai

« As Tears Go By », la matrice du cinéma de Wong Kar-wai

Thierry Champy

Fortement inspiré par Mean Streets de Martin Scorsese, As Tears Go By marque les débuts du cinéaste hongkongais. Véritable joyau cinématographique, le film distribué par Jokers Films est présenté pour la première fois au cinéma dans une version remasterisée en 4K.

Wah (Andy Lau) et son sbire Fly (Jacky Cheung) errent dans les rues de Hong Kong et rackettent les gangs locaux. Le caractère écervelé et insolent de Fly suscite des tensions entre les bandes notamment avec Tony (Alex Man). L’arrivée de Ngor (Maggie Cheung), la cousine de Wah, pourra-t-elle changer son quotidien ?

Mean Street Story

Dès l’ouverture du film, la caméra fixe des écrans dans un angle bien précis, des néons fluorescents en pleine rue. À travers cette mise en abyme, on y aperçoit des nuages, un ciel bleu clair et lumineux. Une échappatoire, probablement. Dans un autre quartier, Wah (Andy Lau), perfecto sur les épaules, dégaine de loubard, clope au bec, tongs aux pieds, traîne dans les rues en compagnie de son acolyte Fly interprété par l’acteur-chanteur Jacky Cheung. On dérobe, on joue les caïds, on se prend une ou deux châtaignes, on sirote une bière, on fume, on se fait une place. L’euphorie de la jeunesse. Seulement, dans ce Hong Kong chaotique et impitoyable, c’est chacun pour soi – c’est tuer ou être tué.

La violence est partie intégrante du film. As Tears Go By est certainement le premier et le dernier film de triade dans la filmographie de Wong Kar-wai. Produit par In-Gear Film Production, maison de production établie par Alan Tang (également producteur de Nos Années Sauvages, ndlr), le film s’inscrit dans cette vague des brotherhood et heroic bloodshed (littéralement le carnage héroïque), genre de cinéma d’action hongkongais mettant en scène des actions stylisées et en avant la bravoure, l’héroïsme, l’honneur et la fraternité. Son contemporain John Woo est considéré comme pionnier du genre, notamment avec la saga du Syndicat du Crime et The Killer.

Dans ces histoires où le sang coule à flot, l’héroïsme prépondère et pousse nos protagonistes à commettre l’irréparable, avec une violence plus souvent légitimée voire gratuite. Dans une certaine mesure, le film pourrait s’intituler Mean Streets. On pense à la première scène de meurtre dans laquelle Wah, regard droit dans les yeux, marche sans réelle indication. En fond, le rouge sous toutes ses variantes. La caméra alterne gros plan et plan poitrine. Sous cette véranda-terrasse où les réglettes scintillent et la couleur blanche règne, un chef de gang entouré de ses hommes sont assis. Les couleurs sont contrastées et perdent leur signification. L’homme en question tente de faire ingurgiter de l’alcool à un chat. La tension monte au fil que Wah chemine vers lui. Point de vue à la première personne. Première attaque. Premiers ralentis, future marque de fabrique du réalisateur. Wah est balancée sur la table. Début de la castagne. Les visages des deux gladiateurs ne sont jamais mis de côté. Wah est soudain armé d’un couteau. Le chef est poignardé. Dans cette séquence, Alan Tang souligne la véracité des violences des triades, Wong Kar Wai l’esthétise.

Au sujet de la comparaison entre As Tears Go By et Mean Streets (1976), le premier Scorsese, Wong Kar-Wai dit : «  Je n’ai emprunté que le personnage joué par Robert de Niro. Mais je pense que les Italiens ont beaucoup de points communs avec les Chinois : leurs valeurs, le sens de l’amitié, leur mafia, leurs pâtes, leur mère.  »

Motifs esthétiques et sentimentaux

On aura compris sa fascination pour les néons, pour les boîtes de conserves vertes, les écrans brouillés ; son goût prononcé pour les chansons vintages, les jukeboxs, les téléphones d’une autre époque, les appartements semi-habités, le temps qui passe, les lettres, les départs, les relations temporaires, les carrelages en damier, les chemises à motif, la symétrie… Autant d’éléments présents dans Chungking Express, In The Mood For Love, Les Anges Déchus ou My Blueberry Nights.

Le cinéma de Wong Kar-wai se résume essentiellement aux histoires éphémères. L’apparition du personnage de Maggie Cheung permet à Wah de relativiser tant sur le plan spatial que temporel. Il l’occupait à lui seul ou le partageait avec Fly. Le départ inopiné de Ngor fait prendre conscience à Wah ses sentiments. Face à cet imbroglio, l’égo et les ambitions sont mis de côté au profit d’une romance. C’est là qu’intervient Wong Kar-wai. Comme une impression que le temps s’arrête, les cœurs papillonnent, les couleurs sont plus animées – le bleu contrasté au rouge (scène du jukebox, le bus rouge, la nuit bleue) – les deux êtres se faufilent, s’entrelacent comme les notes musicales d’une partition. Les premières paroles sensuelles de Sandy Lam (reprise cantonaise de Take My Breath Away) resurgissent. La vie de gangster n’existe plus ; du moins, temporairement. La caméra à l’épaule accède progressivement à leur intimité. L’espace temporel et spatial leur appartient. Place au sentiment. L’amour est ici présenté comme une échappatoire à cette violence. Parallèlement, il marque aussi cette distance métaphorique que Wong Kar-wai tente de prendre tout en s’émancipant de cette sphère heroic bloodshed.

L’errance s’immisce dans ces divergences scénaristiques et de mise en scène. La plupart du temps, Wong Kar-wai n’écrit pas, il improvise. C’est connu. Zhang Ziyi ou Chang Chen, qui ont collaboré avec le réalisateur, percevaient difficilement ses « scénarios ». Le monde de Wong Kar Wai, c’est saisir la beauté de l’éphémère, la spontanéité, l’instabilité, l’inconstance, les erreurs, les égarements. Son mot phare : vivre. En signant As Tears Go By, Wong Kar-wai montre l’étendue de son savoir-faire et se place indubitablement parmi les réalisateurs les plus électrisants de la nouvelle vague du cinéma hongkongais.

Andy Lau, qui joue le rôle de Wha, travaille sur plusieurs projets en même temps au moment du tournage, et finira par se donner corps et âme à celui-ci. Quant à Maggie Cheung, elle deviendra tout simplement l’inspiration et l’égérie du cinéaste.

La remasterisation, pourquoi c’est nécessaire ?

Les films de Wong Kar-wai sont connus pour leurs couleurs chatoyantes et pétillantes. La supervision d’une remasterisation implique souvent des découpages ou alors un ajout de filtre afin de permettre au film de renaître de ses cendres. La restauration inédite d’As Tears Go By est le fruit d’une collaboration de plus de cinq ans avec Criterion Collection, sans oublier le travail remarquable de L’Immagine Ritrovata. Le film a été scanné et restauré en 4K à partir du négatif original 35mm. Notons que les films restaurés en 4K sont disponibles dans un coffret Blu-ray édité par Criterion Collection sous le nom de World of Wong Kar Wai. Seuls Les Cendres du Temps et The Grandmaster ne figurent pas dans le coffret.

Qu’apporte la remasterisation ? Une nouvelle palette de couleurs dont certaines parfois plus chaudes dans certaines scènes, le format d’origine (on passe de 16:9 au format original 1:85:1), une meilleure saturation (plus spécifiquement dans les tons rouges), un filtre vert dominant dans certains plans, moins de grain visible à l’écran et aucun rajout, à la différence de In The Mood For Love qui a bénéficié d’ajouts de quelques scène supplémentaires en fin du film. Autant d’éléments colorimétriques qui permettront au spectateur de découvrir les prémices d’un des meilleurs réalisateurs du XXIe siècle.

AS TEARS GO BY

Réalisé par Wong Kar-wai
Avec Andy Lau, Maggie Cheung, Jacky Cheung et Alex Man
Trouve ta séance
Pour

Si tu souhaites découvrir le premier film de Wong Kar-wai

Si tu es passionné par le cinéma hongkongais des années 80-90

Si tu aimes les anti-héros au ralenti, sous les néons

Contre

Si tu préfères John Woo à son contemporain Wong Kar-wai

Si tu préfères écouter la chanson des Stones "As Tears Go By"

Si les petits voyous te plaisent davantage chez Scorsese

© 2023 Arty Magazine. Tous droits réservés.

Retourner au sommet