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Terrenoire : « Le désir, c’est le silex du retour à la vie »

Terrenoire : « Le désir, c’est le silex du retour à la vie »

Marin Woisard

Le 28 août dernier, le duo stéphanois Terrenoire nous a exaltés avec son premier album : Les Forces Contraires. La mélancolie existentielle et la fureur de vivre de Raphaël et Théo animent leur chanson française d’une poétisation du quotidien.

Une ode à la vie, au sexe et à l’amour. Ce sont deux frangins de Terrenoire, ce quartier en banlieue de Saint-Étienne, qui l’ont sorti dans un élan poétique le 28 août dernier. Son nom tempêtueux : Les Forces Contraires. Raphaël et Théo Herrerias portent un regard lumineux de leurs quatre grands yeux sombres sur l’existence même, traversée non sans remous, de la mort d’un père aimé à leur survie quotidienne. Cet entrelacs de sonorités subtiles et d’un phrasé intime évoque la nouvelle école stéphanoise, de Fils Cara à Zed Yun Pavarotti, comme l’illustre lignée de paroliers français, de Boris Vian à Léo Ferré. Avec leur sincérité douloureuse, qui s’exprime sur des textes d’une simplicité désarmante, les deux frères de boucle partagent leur nécessité de mise en mots du monde, pour battre l’existence, accompagner la nôtre, et toucher quelque chose de plus grand.

Marin : Bonjour Raphaël et Théo. Vous vous présentez ainsi dans votre chanson Jusqu’à mon dernier souffle : « Je suis pas un gars d’ici, je suis loin de chez moi / Ces enfants de Terrenoire, ont très bonne mémoire. » Depuis votre premier souffle, vous me racontez votre histoire ?

Raphaël : Depuis le début ? Alors on va essayer d’être un peu brefs parce que c’est 30 ans de vie hein…

Théo : C’est finalement une histoire assez banale d’habitants de la France. On a toujours écouté de la musique par nos parents mélomanes. Assez jeunes, notre oncle nous apprend à faire de la musique. Il apprend surtout la guitare à Raphaël. À 14 ans, on monte sur scène, on devient accros. On est piqués par la musique, la scène, et l’énergie qui en découle. À 18 ans, on passe notre bac, on fait un an et demi de musicologie, et on s’en va. Raphaël fait un petit peu de Conservatoire mais on ne fait finalement pas beaucoup d’études. Raphaël part très vite faire de la musique à Paris. En 2016, six ans plus tard, je le rejoins. Dès qu’on se retrouve à Paris ensemble, on crée Terrenoire. On a fait notre premier EP et puis on a lancé notre album Les Forces Contraires il y a deux semaines.

M. Votre ville c’est Saint-Etienne, votre exil c’est Paris. Impossible de ne pas vous rattacher au nouvel élan stéphanois qui poétise la capitale porté par Fils Cara et Zed Yun Pavarotti. Ces artistes vous inspirent ? Qui d’autre aujourd’hui ?

R. Bah ouais, on est copains avec Fils Cara – Marc. Et Zed Yun, c’est un stéphanois, donc un artiste qu’on connaît bien aussi. On a de l’admiration pour ces deux projets, pour leur singularité, leur écriture. Ce sont des gars droits dans leurs bottes, qui font de la bonne musique. On est assez fiers d’être rattachés à cette école stéphanoise. Il y a de supers artistes en France mais les francophones qui nous ont vraiment marqués, c’est par exemple, cette artiste québécoise qui s’appelle…

T. Klô Pelgag !

R. Mais c’est vrai qu’il y a peut-être quelque chose d’un peu québécois à Saint-Étienne. Ça y est, le jumelage est lancé.

M. Vous êtes deux frères de boucle et de sang, certains journalistes vous ont cru parfois jumeaux. Comment trouvez-vous votre équilibre dans la création ? Ce n’est pas trop difficile de travailler entre frères ?

R. On trouve assez facilement notre équilibre dans la création. On a la chance d’avoir des sensibilités proches, d’aimer les mêmes choses, d’être inspirés par les mêmes choses, les mêmes musiques, parfois aussi les mêmes films. Théo aime un peu plus les vidéos de Formule 1, il est un peu geek sur le sport. Moi, je vais plutôt lire de temps en temps.

T. Raphaël regarde des reportages sur Christian Bobin. On le sait parce qu’on voit les suggestions Youtube de l’un et de l’autre. Sachez que l’un est plus intellectuel que l’autre, je ne tiens pas à préciser lequel.

R. Je ne sais pas si je suis spécialement plus intellectuel, mais Théo est certainement hypermnésique. Il a une très très bonne mémoire, il a besoin d’aimer des catégories de choses, dont on peut mémoriser beaucoup de chiffres, beaucoup de classements. Tandis que j’aime connaître et approfondir un petit peu plus l’âme humaine.

M. Votre projet est donc une affaire stéphanoise et personnelle. Vous écrivez ces paroles marquantes dans Derrière le Soleil : « J’écris des chansons populaires aux drôles de contours / J’écris papa pour pas mourir à mon tour. » Comment votre histoire familiale impacte-t-elle votre écriture ?

T. Eh bien, je crois que Les Forces Contraires, s’est comme construit sur cet axe qu’est la mort de notre père. Toutes les chansons ont été créées à la suite de cet évènement, donc je pense que consciemment ou inconsciemment, cet évènement a eu un impact. On ne pouvait pas réprimer cette foultitude de sensations et de nouvelles choses que l’on ressent à la mort d’un proche, et en plus d’un très proche.

Nous avons donc ressenti, eh bien, les « forces contraires », c’est-à-dire un besoin profond de parler sans fioritures de la mort. De parler aussi de ce que j’appelle la bouée émotionnelle, ou la bouée sentimentale, c’est-à-dire comment on se raccroche à la vie, au plaisir, aux plaisirs vivants, au sexe, à l’amour, aux grands élans vitaux. C’est pour cela qu’on a appelé l’album Les Forces Contraires. Cette épreuve nous a permis de voir les deux bouts de la vie et la mort, et la mort et la vie, et la vie et la mort, le yin et le yang.

M. Il y a aussi l’impudeur poétique de Baise-Moi et Margot Dansait sur Moi qui contraste Derrière le Soleil comme une reprise de la vie. Comment trouve-t-on cet équilibre ?

R. Je ne sais pas si on le trouve, ce sont des choses que l’on vit et qui nous permettent de trouver l’équilibre. C’est justement parce que c’est dans les choses très premières, originelles, primaires : l’amour, le corps de l’autre, la sexualité, le désir… Le désir c’est le silex du retour à la vie, je dirais. Et quand on se rend compte qu’on redésire faire des choses, manger par exemple, ou même avoir envie d’être avec quelqu’un, de faire l’amour, de passer du temps avec quelqu’un qu’on aime, ou de qui on est en train de tomber amoureux, ce sont des signaux, qui permettent de se dire : « Ah c’est dingue, quoi que je traverse, finalement l’humain est encore cette bête de désirs et on a encore cette voracité d’avancer, de vivre et d’être heureux, d’aller vers cette joie. » Peut-être pas le bonheur, je ne sais pas, peut-être juste la joie de chaque instant.

M. Vous avez enchaîné trois clips impactés par 2020 : la Covid-19 avec le tournage avorté de Baise-Moi, la quarantaine avec la redécouverte des archives familiales de Ça va aller, le retour à la liberté en Corse de Mon Âme. Quel clip vous a le plus marqué ?

T. Eh bien, pour Baise-Moi, ça a beaucoup ressemblé à des discussions par mail, on ne va pas te mentir, donc ce n’était pas plus marquant que cela. Par contre Ça va aller, c’était vraiment un moment extraordinaire de retrouver des images d’archives, collectées il y a de cela quasiment 20 ans, et avec lesquelles tu retrouves le passé de ta famille. Ça a fait ressurgir des choses tout à fait oubliées. Par exemple, l’accent stéphanois que nous avions quand nous étions jeunes, c’était incroyable, incroyable, incroyable. Ça fait quelque chose de se rendre compte à quel point on était vraiment des petits stéphanois pur cru.

R. C’est notre identité, c’est la musique de nos voix.

T. Et Mon Âme sera vraiment belle pour toi, que dire… Quatre jours…

R. Oh là là, c’était trop bien : la plage, la mer, l’avion, partir de son trou, partir de l’endroit où on est restés pendant très longtemps, dans la capitale, se baigner. On a voyagé, fait beaucoup de route, enfin c’était vraiment le contraire de ce qu’on avait vécu, le contraire de l’enfermement. Et cette chanson libératrice, qu’on a toujours imaginée comme un road-trip, eh bien, on l’a tournée comme un road-trip. On a même tenu des chèvres. On n’a pas gardé le plan, mais on a, à un moment donné, porté des chèvres. On a mangé du fromage très bon, acheté au petit berger qui nous avait prêté ses chèvres. On a sauté sur des trampolines…

T. Devant la mer !

R. On s’est baigné, on a tiré à l’arc… En fait, c’était vraiment comme un moment de vacances. La réalisatrice Élisa Baudouin et le producteur Loumir Orsoni ont été des hôtes extraordinaires. Ils connaissent bien la Corse – Loumir est Corse – et ils nous ont accueillis comme des rois. On a été très heureux, voilà, très heureux.

M. Le point final à votre album Les Forces contraires, c’est sa couverture réalisée par ce mystérieux peintre, Leny. Que représente cette pochette pour vous ?

R. Leny, c’est un artiste et un peintre incroyable, et cela faisait très longtemps qu’on voulait que ce soit une de ses peintures qui signe l’album. On l’a tanné, on lui a demandé pendant longtemps s’il voulait le faire. Leny fait vraiment de la peinture pour peindre, il ne voulait pas faire de commandes, ce n’était pas quelque chose d’évident pour lui. Et puis on a passé du temps ensemble, on a picolé ensemble, on a réussi à le convaincre, et finalement on a commencé à poser. ll nous a pris en photos, il nous a vraiment orientés à la lumière, il avait ses dessins, ses croquis en tête, et puis il nous a montré les croquis, l’avancement… Au bout d’un moment on n’a plus eu de nouvelles, et un jour on a reçu la photo de son tableau. On a été estomaqués du résultat.

Il y a un crassier, qui est une colline de charbon, qui est un clin d’œil à Saint-Etienne, il y a nos visages déformés, il y a ce bras de mer. On trouvait que c’était bien, des visages transformés par quelque chose, et puis un peu irréels, un peu comme on envisage notre musique, pas tout à fait réelle. À la fois réaliste et un peu déformée. Un peu bizarre et singulière. C’était parfait. Il y a beaucoup de gens qui adorent et qui veulent acheter le disque parce qu’ils veulent l’œuvre d’art chez eux, donc on vous incite à acheter le disque, pour avoir aussi cette œuvre d’art de Leny chez vous.

M. Et comme c’est la tradition chez Arty Magazine, quelle est votre définition d’un artiste ?

R. Un artiste, c’est quelqu’un qui exprime sa voix singulière, avec un effort, avec une dévotion totale à son art.

T. Pour moi, l’artiste c’est pas mieux qu’un artisan. Le seul truc qui diffère vraiment c’est qu’un artisan, s’il fait une poignée de porte, ça servira toujours à ouvrir une porte. Ce que fait un artiste, ça pourra ne servir absolument à rien ou changer la vie de quelqu’un. Et ça, c’est quand même vraiment incroyable.

Écoutez Les Forces Contraires sur Spotify.

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