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Interview : Seleminga, l’engagement aux confins de l’électro

Interview : Seleminga, l’engagement aux confins de l’électro

Marin Woisard

Architecte de jour et productrice la nuit, Seleminga explore la techno-pop comme elle bat le pavé de la métropole, en se moquant du qu’en-dira t-on pour établir l’esthétique noire et farouche de son EP Curvas Peligrosas.

Du premier au dernier morceau, Curvas Peligrosas est un manifeste avant-gardiste conçu pour faire plier les discriminations. Des fondations de basses puissantes, des textes clamés pour percer le ciel, une nouvelle perspective ouverte à chaque souffle ; Seleminga construit l’armature de son building noir et fier en cinq fers de lance. Muant sa colère sourde en engagement constructif, Anna fait résonner ses productions pour techno-dynamiter les reliquats vivaces d’un monde archaïque, sur lequel se bâtit l’espoir d’un nouveau plus juste et équitable.

L’artiste évoque le harcèlement sexuel de rue banalisé avec Curvas Peligrosas, en clin d’œil à un panneau signalétique dont l’expression lui a rappelé de mauvais souvenirs à Cuba. Ailleurs, c’est l’héritage décomplexé du colonialisme qui est détricoté avec Perle, créé après avoir assisté à une discussion surréaliste avec un touriste allemand. Quelle que soit la ville ou l’époque, le même trait commun pour les discriminations ordinaires frappe de plein fouet, dans l’espace public, au grand jour. Si Curvas Peligrosas est un EP sombre par son brutalisme électronique, c’est pour porter l’espoir d’un jour nouveau.

Marin : Salut Anna. Ton second EP Curvas Peligrosas est sorti le 26 mars dernier. De quoi est-il le nom ?

Seleminga : « Curvas Peligrosas » est un panneau signalétique que j’ai croisé en descendant la vallée de Viñales à Cuba. Cela signifie virage dangereux. Quand j’ai vu ce signe j’ai compris « courbes dangereuses » et comme cela faisait écho à mon expérience de harcèlement de rue à Cuba, j’ai voulu utiliser ce terme comme titre de mon EP. Cette idée de « courbe » et de « virage » dangereux a été le leitmotiv de mon second projet.

M. : Tu as commencé à composer tes titres lors de ce voyage à Cuba en mars 2020, alors que la pandémie était loin de défrayer l’actualité. En quoi cette expérience à l’autre bout du monde a-t-elle influencé ton écriture ?

S. : En rentrant en Europe, j’ai en effet été prise de plein fouet par les conséquences de ce virage que nous étions en train de prendre en abordant la pandémie. À Cuba, je n’avais ni internet, ni téléphone, pendant deux semaines et demies. J’ai quand même pu assister à la transformation non seulement du quotidien mais surtout du rapport que les cubains avaient avec moi. Quand les gens comprenaient que j’étais une touriste, on me parlait tout de suite de Corona. En fait, des touristes européens ont amené la maladie à Cuba la semaine où je suis arrivée. Être coupée d’internet, ne pas être dans mon environnement, m’a permis de prendre du recul sur ce phénomène mais aussi d’observer mon ressenti par rapport à cela.

 

Je marchais beaucoup là-bas, je regardais la nature, les gens, et j’ai eu des discussions passionnantes avec des personnes aux vies ou aux points de vue opposés des miens. Finalement ce que j’ai écrit à ce moment-là, ce sont mes émotions brutes, je les ai façonnées par la suite. Mais tous les titres n’ont pas été écrits à Cuba, j’ai écrit le texte de La glace au Ghana en 2018.

M. : Tu es ensuite rentrée à Berlin où tu vis aujourd’hui. Est-ce que ce haut-lieu de la culture techno a pu influer les productions minimalistes et synthétiques de tes morceaux ?

S. : Complètement. J’étais tellement en manque de clubs cet été que je passais mes soirées et week-ends à produire la musique que j’avais envie d’écouter. Plus j’ai avancé dans l’été, l’automne, l’hiver, mais aussi dans le manque de teufs, plus mes sons sont devenus darks. Niña, la troisième track de l’EP, a été terminée en décembre 2020, à l’apogée de mon besoin de dancefloor. C’est un son que je qualifie de trance mais on sent la techno arriver dans mes productions.

L’EP Curvas Peligrosas a été produit à 100% par Seleminga entre l’Allemagne, le Sénégal, le Ghana, l’Espagne, Cuba, la Belgique et la France
M. : J’aimerais m’arrêter sur l’un des titres phare de ton EP, Curvas Peligrosas, qui parle du harcèlement sexuel. Pourquoi était-ce important d’en parler pour toi ?

S. : Parce qu’on n’en parle pas assez. Il est devenu normal de se faire aborder dans la rue, siffler, insulter ou pire. Jusque là j’avais tendance à ignorer les relous qui me parlaient dans la rue. Cette chanson c’est un peu ma réponse à tous ces mecs à qui j’aurais dû répondre. J’espère qu’elle permettra à plus de monde de prendre conscience de l’ampleur du problème et qu’elle incitera les victimes à affronter leurs agresseurs !

M. : Quelles sont les voix d’Auno, Lauriel, Petite Pic et Odessa que l’on peut entendre ? Pourquoi avoir choisi ce biais artistique en donnant la parole à d’autres ?

S. : Auno, Lauriel, Petite Pic et Odessa sont des amis que j’ai rencontré à Bruxelles et Berlin. Ils ont répondu à un appel lancé sur Instagram. Je voulais des voix de personnes hispanophones pour participer à Curvas Peligrosas. L’idée était de créer un discours universel en mélangeant les histoires de plusieurs protagonistes sur le harcèlement de rue. Les histoires se ressemblent parfois, se passent dans des lieux, des temporalités différentes mais ce qui me frappe surtout c’est l’impunité avec laquelle les agresseurs s’adressent toujours à leurs victimes. On a vraiment le sentiment en écoutant ces témoignages que la rue appartient à l’oppresseur. Il est temps que nous reprenions nos droits dans l’espace public. Je n’avais pas d’idée précise sur la forme que prendrait cette track, ce sont leurs voix qui m’ont portée.

M. : Tu dénonces aussi le racisme, l’exploitation de la terre et de la main d’œuvre africaine avec Perle. Peux-tu m’expliquer la signification de ce morceau ?

S. : Ce morceau est né de la rage d’une personne rencontrée à Havana expliquant à un touriste allemand les richesses du continent africain. Ce dernier lui disait que l’Afrique était pauvre, ce à quoi il a rétorqué en énumérant toutes les matières premières présentes sur le continent. Celles-ci enrichissent encore l’Europe notamment. J’ai été témoin de la scène et saisie par la force qu’avaient des mots qui sonnaient comme une arme dans sa bouche. Perle est en quelque sorte l’extension de son message. J’aimais l’idée d’entendre en club ou ailleurs cet appel insidieux à la rébellion. Lorsqu’on prend le temps de comprendre l’omniprésence des anciens pays colonisateurs encore aujourd’hui, on ne peut pas dire des phrases comme « l’Afrique est pauvre ». Et quelle Afrique d’ailleurs ? L’Afrique est un continent immense avec des peuples, des langues, cultures, histoires et paysages extrêmement différents.

M. : En tant que franco-sénégalaise vivant à Berlin, ces thématiques te touchent-elles toujours au quotidien ?

S. : Pas vraiment. C’est à l’étranger que j’ai vraiment réalisé ce phénomène. La première fois était à Gorée au Sénégal, lors d’une visite de la Porte sans retour, lieu duquel les esclaves partaient vers l’Amérique. La seconde fois à Havana, comme je viens de l’expliquer. L’Allemagne possédait aussi des colonies en Afrique mais comme en France on en parle peu ou pas à l’école, encore moins au quotidien.

M. : Je crois savoir qu’un 3ème EP plus sombre et techno est dans les tuyaux. Peux-tu nous en parler ?

S. : Le troisième EP est inspiré de l’architecture brutaliste. J’ai voulu y aborder les vices de la ville. C’est l’effet du béton, de la densité de population sur l’humain qui a été ma source d’inspiration. Des lectures comme La trilogie de béton ou The Hidden Dimension ont pas mal orienté mon point de vue. En somme, c’est la conjugaison de mes deux passions : l’architecture et la musique. Il faut imaginer ce projet comme un fragment de métropole et tout le sale que cela comprend.

M. : Et comme c’est la tradition chez Arty Magazine, quelle est ta définition d’un.e artiste ?

S. : Un artiste est quelqu’un qui arrive à transformer ce qu’il ressent en une œuvre.

Curvas Peligrosas de Seleminga est disponible sur Spotify.

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